et la mer que je remplis tandis que nos pas côte à côte dans le sable humide
aussi bien hier dans l’eau si perse du radoub flottent trois comprimés bleus yeux de la vierge — je ne sais plus qui elle est — et comme je m’enfonce au-delà du pont, j’aborde contre les murs vieux les plantes tenaces qui ne mangent presque rien et sont volubiles, je ne dis pas à mon frère prends mes mains
dans la chambre verte aux armoires m’éveille un chat ou un geai ou un ange, me laisse le sommeil en rade de Brest où je marche alors, encore encore, dans la douceur grise de la rue de Siam où je vous embrasse dans toutes les langues mes frères divers, passe un homme pull marine à épaulettes et le parfum de cette cigarette chauffée entre ses lèvres
dans la chambre verte aux armoires je tiens à jour archives, fiches papier pelure, c’est tout serré dans le tiroir depuis qu’y poussent entre les mots ces fleurs étranges et inconnues
et dans les boîtes sont-ce des bijoux, des douleurs, des secrets, deux ailes de morio et comme si tout ensemble est brûlant et aéré et dans les ventres des cinq brebis
je pose des pas dans le ciel tombant, vrille vrille la vis et les jambes comme des branches de compas, dans l’herbe humide je fais connaissance avec l’arpenteur aussi je porte des godasses adéquates
sur ma charpente au fond des bois mettons que j’y mets des feuilles et si je m’observe entre les branches je dirai juste un peu de silence, sous tes chaussures pousse du sable que je ne balaie pas et sous ton visage cette lumière comme du matin qui attire ce qui croît
c’est quoi cette course lente qui me mène mine de rien, cette attente, cette patience animale, je me suis traquée je me suis cachée jusqu’à cette fenêtre où un jour une silhouette, où un jour un visage on dirait que les fenêtres nous apaisent, me chante encore Bashung au Père Lachaise plus loin dans ce bois nu de feuillus, en cet hiver, encore je pose mes pas et s’ils vont vers toi
une corneille noire de son vol survolant les épis secs du maïs est passée, sept ou huit pigeons se sont alors éloignés, c’est aussi la buse venue se poser sur l’un des pins élagués tandis qu’à la porte de l’appentis le train du temps est là qui ne s’arrête pas
et si je reste suspendue, parce qu’alors tous ces mots impossibles mon visage assombri sous le vent bourrasque du jour, les oiseaux abrités, une petite emmitouflée, manteau matelassé bonnet écharpe moufles, elle marche et sourit en allant
(…)
parfois ça prend du temps de partir, parfois ça prend la moitié d’une vie et puis ça vient, mettons que c’est l’heure, franchir le cap des jours francs
Extrait de Traverses, Éditions Isabelle Sauvage, 2014
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