Revue de poésie contemporaine

Note sur P’tit Quinquin de Bruno Dumont

N

 

 

- 1.

 La Terre ne bouge pas, elle se moque bien des convul­sions dont l’es­pèce humaine est la proie : l’é­las­ti­ci­té aléa­toire des corps caou­tchou­teux atteints de cho­rée, les traits des visages aux vices de confor­ma­tion qui excluent la via­bi­li­té, les mots en bouche comme l’in­secte dans les poils gluants du dro­sé­ra, le sale humour que cela pro­duit et l’as­sas­si­nat par surcroît .
La Terre ne tourne même plus, arrê­tée sur un fond de pay­sage du Nord de la France confi­né entre quatre murs de ciel gris bleu où se cogne un échan­tillon d’hu­ma­ni­té extraite des bocaux de quelque ins­ti­tut médi­co-légal — que Bru­no Dumont filme à la manière des com­po­si­tions sen­suelles de la pein­ture fla­mande des XVIe et XVIIe siècles.
La Terre sourde, la mons­truo­si­té pas­sante, la beau­té sur­hu­maine : leur ren­contre induit une pers­pec­tive décen­trée qui oriente le regard ima­gi­naire du spec­ta­teur vers un coin tou­jours chan­geant de l’i­mage — coin qui abrite ni l’in­vi­sible de la croyance ni la rau­ci­té pal­pable du néant, mais un fol espace de rémission.

 

- 2.

 Le monde dans lequel se réa­lise nos actions n’est pas le monde dans lequel nous les avons pen­sées. Dans l’un, il n’est pas de repen­tir ; dans l’autre, à l’in­verse, on ne cesse de défaire et de refaire. Le trait d’in­com­pa­ti­bi­li­té entre les deux est fait d’un ali­gne­ment de têtes fraî­che­ment cou­pées telles que Géri­cault au crayon noir en fit l’étude.
Dans P’tit Quin­quin, est-ce cette divi­sion inté­rieure de l’ex­pé­rience qui confère à cer­tains une allure ébrieuse ? Ou bien doivent-ils leur ébrié­té à l’a­ban­don de toute action ? Dans ce cas, leurs yeux se décom­posent en un œil de bête qui n’a pas de contre­champ (comme ces che­vaux blancs dans l’angle d’une cour de ferme) et un œil de bête humaine qui n’est que contre­champ, c’est-à-dire images. D’où ce sen­ti­ment, lors d’un contre­champ, d’être ailleurs sans avoir chan­ger de place.

 

- 3.

 Une extra­va­gante lai­deur ani­mée par la danse de Saint-Guy, tel appa­raît P’tit Quin­quin. En quoi il est l’af­fir­ma­tion la plus ori­gi­nale, la plus constante aus­si, d’une vision de vie explo­sive et de ce fait non-totalisante.
P’tit Quin­quin est une pein­ture à l’encre écla­bous­sée, à ceci près que l’encre est de sang. Du sang jaillis­sant par­tout. Qui rend impos­sible la consti­tu­tion d’un homme fini, c’est-à-dire d’un homme avec une âme bâtée.
Des écla­bous­sures maintes fois répé­tées, du feu d’ar­ti­fice d’é­cla­bous­sures san­glantes, s’é­chappent in fine mille lucioles, mille fées Clo­chette dotées des seins Debra Paget. Magie noire.

 

- 4.

 P’tit Quin­quin avec sa gueule qui mixe l’embryon, le bou­le­dogue fran­çais et James Cagney dans L’En­fer est à Lui de Raoul Walsh — Eve, au retrait de ses pru­nelles, sa petite amou­reuse pré­po­sée au cor-trom­pette-et-cor-de-chasse de la fan­fare locale — ils s’é­treignent comme s’il avait dès l’en­fance brû­lé tous les vais­seaux de l’a­mour — bon débar­ras! en dépit de la can­tate de Bach et de Paso­li­ni qu’on devine tapi der­rière le bun­ker san­glant, la tête dans les mains — oui, bon débar­ras — le ciel est plein de faux-rac­cords de gris tour­te­relle et de bleu solaire, le cau­che­mar psy­cho­mo­teur a pris au final un tour anes­thé­sié de musée de cire, rien n’est alors plus beau que la croupe blanche d’un che­val de trait échap­pé d’une toile d’A­dam Frans van der Meulen.

Auteur(s) / Artiste(s)

Jacques Sicard

Naissance sur les bords de la Méditerranée ; résidence actuelle non loin de là sur une presqu’île de plein vent. Publication dans diverses revues papier ou numériques, de cinéma ou de littérature/poésie : La Barque, Hippocampe, Verso, Rehauts, The Black Herald, Place de la Sorbonne, Népenthès, Diérèse, Mercure liquide, Résonance générale, Concerto pour marées et silence, Midi, Littérales, Gong, Thauma, Le Zaporogue, Dissonances, Beau monstre, Remue.net, Incertain regard, Ardemment résidence auteur, Cinématique, Temporel, Paysages écrits, Sans titres, Le Nouveau recueil, etc. ; Les Cahiers du Cinéma, La lettre du Cinéma, Stardust Memories. En 2008, édition d’un recueil chez Publie.net : Cinéma parlé ; en 2013, aux Éditions de La Barque, Films en prose ; en 2013, Manière Noire, livre d’art en collaboration avec le peintre/graveur Jean-Pierre Maltese ; en 2014, aux Éditions Peigneurs de comètes, Nature morte au Cinéma ; en 2014, Sources, livre d’art conçu avec la peintre/graveuse Jocelyne Jaquelin. Abécédaire (aux Éditions de La Barque), recueil de 26 articles en hommage à l’Abécédaire de Gilles Deleuze réalisé par Pierre-André Boutang en 1988.

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