À Chris Marker
À la croisée des chemins, il n’y a qu’à se rouler les pouces. À la croisée des chemins, nul ne s’envisage sur un seul et ce sont pourtant les seuls. À la croisée des chemins, qui s’y refuse est une vie autonome fonctionnant selon ses propres lois. À la croisée des chemins, tel n’ira pas plus loin, jetant ses souliers, le gauche disparaît dans un nid de poule, le droit écrase le cartilage d’un poussin, tandis que le pied-bot de l’être est recueilli comme avorton par un pitre de la foi. À la croisée des chemins, il en est toujours un dont l’indolence détricote ce fatal point de croix, il en est toujours un autre qui patiemment en aveugle les mailles de plumes et de goudron. À la croisée des chemins, le cinéaste pose sa caméra, panote brusquement, le mouvement brouille les lignes cheminant et il en rit. À la croisée des chemins, il n’y a plus qu’un cadre — tout cadre est aimable puisqu’il est la géométrie de l’œil.
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À Monsieur Andesmas de Marguerite Duras
Ah! mourir sans vieillir. Avoir vingt ans, pendant les mille lunes d’une vie, sans souffrir l’ensellure des chevaux. La condition ? Rester assis et lire ce qu’on voit plutôt que de l’agir. L’ombre naît d’elle-même et trace un espace quiet. Ce peut être une terrasse avec une chaise où un homme somnole puis s’éveille. Un jeune chat se penche sur un trou de boue miroitant, puis grimpe à l’olivier presque blanc sous le soleil fou, d’un saut il funambule sur le haut du portail de fer rouillé, tandis qu’une brunette en robe d’azur lève les bras vers lui. L’homme qui feuillette ces images n’a pour ride que le cerne bleu gris qui le moment venu servira de barque vers l’Île des Morts. C’est comme avoir la canne magique d’Artaud par devers-soi et faire jouer son neuvième nœud dit de Foudre. Il est deux heures de l’après-midi, depuis toujours.
Révolution Zendj
de Tariq Teguia
Et nous reviendrons comme les revenants reviennent.
Ceux qui ont accompli pour eux-mêmes un mouvement de révolution.
Qui tournent tournent, levant en nuage la poussière des gravats et en brume les gouttes de sueur. On les reconnaît à cette opacité qui vient. De l’ébriété de quoi ils surgissent comme des terminaisons nerveuses mises à nu.
Et nous reviendrons comme les revenants reviennent,
chez Benjamin ou chez Godard,
lorsque celui-ci fait parler les ouvriers comme Marx et que cette manipulation se fait au profit d’un tiers inconnu qui s’avance, esquisse un pas de marionnette avant que dans un ricanement il rende son tablier, unique vêtement de ce pays vendu où nous avons vécu.
Et nous reviendrons comme les revenants reviennent.
Ah voulez-vous bien ne plus nous ennuyer avec votre vouloir-vivre, qu’ils disent.
Sur leur passage, les fenêtres se ferment. La rue ressemble à une chambre aux murs rouges où des portraits plein de fureur à la gouache noire sont accrochés. Du pavé monte une odeur de camphre où se reconnaît le cardiozol de l’asile injecté dans les veines des âmes tristes.