Revue de poésie contemporaine

Voilier dans sa jardinière

V

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Comme une barque dans un bois

Voilier dans sa jardinière

Je pense à cette jar­di­nière en mosaïque dans quoi on a plan­té un voi­lier. Un voi­lier avec ses voiles.

Je pense, allez savoir pour­quoi, à la chan­son « Maman les p’tits bateaux ».

Ce petit voi­lier avait-il des jambes, a‑t-il mar­ché jusqu’ici ? La fatigue l’empêchait-elle d’al­ler plus loin ? L’i­vresse lui a‑t-elle scié les pattes ? A‑t-il cha­vi­ré et pour­quoi ? Et pour­quoi ici ? Quel détail l’a arrê­té dans la mai­son, quelle cer­ti­tude ? D’a­voir trou­vé son port, ou au moins une escale ? De l’a­voir vue dans une autre vie ? D’y vivre depuis tou­jours ? Était-il du coin ? Avait-il l’ha­bi­tude de navi­guer dans les parages ? De tra­ver­ser la Cha­rente pour aller sur l’autre rive, ou de la sillon­ner avec les gabarres ? Était-ce pour le pay­sage, parce que ce serait joli, un petit bateau au bord du fleuve, cela ferait un beau tableau ?

Je vois ça de ma fenêtre, d’une des fenêtres de la Mai­son de la Gaie­té. Le petit bateau que ses jambes ne portent plus entre dans cette mai­son. Dans elle, comme ici on rêve. Cette nuit, j’ai rêvé dans toi. Et il s’ins­talle. D’a­bord pour une nuit, une courte halte, il pose sans l’ou­vrir sa mal­lette de voyage. Il n’ou­blie­ra jamais cette pre­mière fois, tout ce qu’ils avaient à se dire. Tout ce qu’ils se sont dit en un regard. Le sen­ti­ment qu’ils avaient, ces deux-là, de s’être trou­vés. Retrou­vés. Et com­ment par la suite il entraî­na son fils dans l’a­ven­ture. Cette mai­son, ce serait leur voyage. Ils l’ac­com­pli­raient tous les deux.
Le fils pri­son­nier du rêve de son père, c’est un classique.

La dia­lec­tique du maître et de l’es­clave aus­si, qu’on voit à l’œuvre au Mont Car­mel. Qu’on devine dans les pro­pos de celui qui fait main­te­nant office de gar­dien. Quand il raconte à mon père com­ment, avec Gabriel Aubry, ils ont bâti cette folie. Si le manœuvre a sur­vé­cu à son patron, c’est pour pro­lon­ger son œuvre en la fai­sant visi­ter. Pour qu’il conti­nue à vivre à tra­vers lui. Mais c’est une autre chan­son que j’entends : celle du ser­vi­teur fidèle deve­nu petit à petit, pierre après pierre, le maître de son maître. Qui ne pou­vait plus rien faire sans lui.

Je pense aus­si, en regar­dant le petit voi­lier dans sa jar­di­nière, à celui à qui on allait sou­hai­ter la bonne année. Nous étions ses enfants, ceux qu’il n’a­vait pas eus. Sa famille : la seule qui se mani­fes­tait. Il nous atten­dait, comme tous les ans à la même période, au même endroit, sur son cana­pé. Sa femme l’a­vait ins­tal­lé, et sur ses jambes ‑son absence de jambes‑, elle avait jeté un plaid. Le plaid qu’elle lui avait patiem­ment tri­co­té. Car­reau après car­reau. Il tour­nait le dos à la Moselle, dont j’en­tends tou­jours les vannes. Et la chan­son : « Maman les p’tits bateaux ».

Il nous accueillait avec un large sou­rire. Pour l’at­teindre, il fal­lait tra­ver­ser des crèches avec leurs bœufs, leurs ânes, toutes sortes de bes­tioles, des ber­gers et des trou­peaux, des miroirs qui étaient des mares gelées. Où nageaient en rond des canards, des petits canards les pattes prises dans la glace. Des canets qu’on aurait pu fau­cher au dail (à la faux), comme on dit ici, à Ché­rac, quand il fait très froid. Ce qui est plus rare que dans les Vosges où les mots vous gèlent autre­ment dans la goule : dans la bouche.
Nous oubliions les jambes qu’il cachait sous son plaid, ces jambes fan­tômes qui le pour­sui­vaient jusque dans ses nuits, pour regar­der dans notre pochette sur­prise les cadeaux que saint Nico­las nous avait appor­tés. Nos ciga­rettes en cho­co­lat, nos sif­flets en plas­tique. Tout un tas de choses. Un sac­co di cose, disent les Ita­liens, di belle cose. Mais on n’est pas en Ita­lie. On est dans les Vosges, le pre­mier jour de jan­vier. On cueille une à une ces babioles qu’ils ont gagnées, avec sa femme, ou payées trois fois rien. Elles nous enchantent, quand nous les sor­tons du cor­net avec notre pré­nom écrit à la main.
Plus tard, quand je serais en âge de com­prendre, ma grand-mère m’ex­pli­que­rait que s’il avait les jambes cou­pées, c’est qu’il était cou­pable. Quand sa femme avait le dos tour­né, il por­tait ses robes. Il enfi­lait ses bas. Il avait été puni par où il avait péché.
Comme le méchant quin­caillier dans la Fée Outillette. Une image d’É­pi­nal que j’ai retrou­vée plu­sieurs fois, dans des cau­che­mars. Elle débar­quait avec ses outils, en pleine nuit, elle rejouait la scène.

La fée a un sens aigu de la jus­tice. Une concep­tion par­ti­cu­lière aus­si. Elle vous inflige une peine pro­por­tion­nelle au crime com­mis. Le quin­caillier accueillait mal ses clients, il les ser­vait de mau­vaise grâce, refu­sait de mar­cher jus­qu’aux rayons, de grim­per à l’é­chelle pour déni­cher l’ou­til deman­dé, ou de se bais­ser pour fouiller dans les tiroirs du bas : il aurait les jambes sciées. Puis rem­pla­cées par des res­sorts qui le fai­saient des­cendre jus­qu’au plan­cher quand il avait à se bais­ser, et tou­cher le pla­fond quand il devait cher­cher en haut, tout en haut, dans les rayons.

Maison de la Gaieté à Chérac (Charente-Maritime). Prises le 11 novembre 2014 par Martine Montebello
Mai­son de la Gaie­té à Ché­rac (Cha­rente-Mari­time). Pho­to de Mar­tine Montebello

Comme une barque dans un bois

En Lor­raine on ne fait pas ses lacets mais des flots, et c’est par­ti de là.

Ou bien des Champs Golot qui dans les Vosges et par­ti­cu­liè­re­ment chez moi à Épi­nal accueillent la fonte des neiges, « les champs qui coulent » puisque c’est cela qu’on mime ou appelle avec ce drôle de nom. Et avec ces petits bateaux qui pré­ci­pitent (si len­te­ment) la fin de l’hi­ver, des veillées, ces chan­delles mou­rantes qu’en­fant je regar­dais pas­ser comme des paque­bots, et c’é­taient des sabots. Ou des boîtes de camem­bert cou­lant jus­qu’à la mer. Disons jus­qu’à la rue de l’Hô­tel de ville où je les retrou­ve­rais des années plus tard navi­guant har­di­ment dans le cani­veau. Dans l’é­troit che­nal construit pour eux, et qu’on démon­te­rait la fête ter­mi­née (tout tor­rent, fût-il une pauvre rigole, un mince filet, doit être cana­li­sé). Et enfin dans un bas­sin (c’est ce voi­lier dans sa jar­di­nière qui m’y ramène) où des enfants sages comme des images les pro­mènent en laisse, c’est-à-dire avec leur télécommande.

Je ne sais pas si cette fête existe dans les Ardennes, si Rim­baud a pu la voir, si elle lui a don­né l’i­dée de son Bateau ivre, envie de des­cendre jus­qu’à la mer.
Je ne sais pas si mes petits bateaux ont retrou­vé leurs jambes, s’ils ont mar­ché jus­qu’i­ci. Ni pour­quoi ils se sont arrê­tés à Ché­rac, si près du but. Pour­quoi ils ont renon­cé à l’i­vresse. Pour­quoi ils lui ont pré­fé­ré cette dis­crète eupho­rie qui a nom gaie­té. Pour­quoi ils ont choi­si cette mai­son au bord de la route, ce caba­ret plu­tôt que de se bai­gner dans le poème de la mer.

Comme d’autres dans le café où ils sont ins­tal­lés depuis des siècles, j’at­tends. L’eau verte qui péné­tre­ra ma coque de sapin. L’ab­sence, comme on l’ap­pelle désor­mais. Pour ne pas l’ap­pe­ler. Je regarde par la vitre. S’il est bien tou­jours là, atta­blé devant son verre. Son éter­nel vin rouge. Le maçon sans mai­son. Le mar­cheur infa­ti­gable. Je ne lui demande pas com­ment il va.

Com­ment ça peut aller ? Quand ça ne veut plus. Quand ça ne répond plus. Ou bien en pie­mon­tèis, si l’autre réitère sa ques­tion. Comme si de rien n’é­tait. Comme si on ne l’a­vait pas enten­due. Sans égard pour celui qu’il inter­roge. Sans pen­ser que s’il reste des heures sur sa cadre­ga, sur sa chaise, ce n’est cer­tai­ne­ment pas pour regar­der pous­ser son jar­din. On est en hiver. Dans le jar­din tout est mort. Et pour long­temps. Alors com­ment ça pour­rait aller ? Et où ?

Io cam­mi­nerò. On a bien envie de lui chan­ter ça. Pour voir sa tête. Pour lui clouer le bec. Les fous font peur et ça l’é­loi­gne­ra. Défi­ni­ti­ve­ment. Sur­tout si c’est un Ita­lien. Il ne com­pren­dra rien à ce patois. Alors que si on lui dit I marcc-rai, dans ce bel par­lé que Dante excluait jus­te­ment de la famille, il enten­dra tout de suite. Même s’il n’est pas tout à fait d’A­me­no. Il enten­dra « je mar­che­rai », et il enten­dra bien. Ce lan­gage qui res­semble tel­le­ment à ceux d’oltralpe. Il enten­dra la plai­san­te­rie. L’i­ro­nie. Il enten­dra par­fai­te­ment que vous ne mar­chez pas, que vous ne mar­che­rez plus.

Voi­là com­ment ça va. Comme un bar­caröl, comme à Orta quand il y avait des tou­ristes autour du lac et pour visi­ter l’île. Ou, comme tu vois, toi qui parles l’i­ta­lien presque aus­si bien que moi, coma na bar­ca ant un bòsch : « comme une barque dans un bois ». Autre­ment dit pas très fort.

Et l’autre com­prend. Qu’il est ennuyeux avec ses ques­tions. Noios coma na pieu­va : « ennuyeux comme une pluie ». Et il s’en va.

Maison de la Gaieté à Chérac (Charente-Maritime). Prises le 11 novembre 2014 par Martine Montebello
Mai­son de la Gaie­té à Ché­rac (Cha­rente-Mari­time). Pho­to de Mar­tine Montebello

Auteur(s) / Artiste(s)

Denis Montebello

est né en 1951 à Épinal, dans les Vosges. Il habite depuis 1978 à La Rochelle où il enseigne la littérature et anime des ateliers d'écriture.

Derniers ouvrages publiés :

  • Trois ou quatre, Fayard, 2001.
  • Au café d’Apollon, Dumerchez, 2001.
  • Archéologue d’autoroute, Fayard, 2002.
  • Fouaces et autres viandes célestes, Le Temps qu’il fait, 2004.
  • Couteau suisse, Le Temps qu’il fait, 2005.
  • Le diable l’assaisonnement, Le Temps qu’il fait, 2007.
  • "Mon secret" de Pétrarque, lu par Denis Montebello, Le Cerf, collection L'abeille, janvier 2011.
  • Tous les deux comme trois frères, Le Temps qu'il fait, février 2012.
  • Aller au menu, Le Temps qu'il fait, avril 2015.

Édition numérique :

  • Immobilier-services, publie.net, 2008.
  • Calatayud, publie.net, 2008.
  • Le cactus car il capte, publie.net, 2008.

Traductions :

Du latin :
  • L’Ascension du mont Ventoux, de Pétrarque, Séquences, 1990.
  • Lettre à la postérité, de Pétrarque, Le Temps qu’il fait, 1996.
  • Le Jardin de Priape, trois textes tirés de l’Appendix Vergiliana, Séquences, 1997.
  • Le dernier mot, organisé et présenté par Ana Rodriguez de la Robla, Le Cabinet de lecture, collection dirigée par Alberto Manguel, L'Escampette éditions, novembre 2012.
De l’occitan :
  • La Mar quand i es pas/ Absence de la mer, Joan-Pèire Tardiu, Jorn, 1997.
  • Las quatre rotas/ Les quatre routes, Joan-Pèire Tardiu, fédérop, 2009.
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