« Maintenant je regrette mon cheval. Impression que mes envies de voyage ne lui survivront pas… »
Benoît Jeantet
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Tout petit, déjà…
Je suis, encore un peu, cet enfant des hautes plaines, élevé aux westerns familiaux, grandi pour moitié à la ferme. Il est temps, je pense, d’aller flâner une dernière fois le long des clôtures éternelles de l’enfance. Il est temps de repartir affronter ma nuit. L’enfance. Ses secrets. Ses petites joies à la sauvette. Ses pistes. Ses sentiers tordus. Ses venelles où flottent ces odeurs fortes, ces fumées abondantes. Si j’arrivais à seller mon cheval, je sais plus trop comment on fait mais si j’arrivais à mettre assez d’intention dans chacun de mes gestes alors- oui si seulement j’arrivais à seller mon cheval, alors, lapin, peut-être bien que tu pourrais me laisser y retourner. Parce que je te promets d’en revenir sain et sauf. Parce que je te promets d’éviter les balles. Parce que je t’aime, lapin. Que je pourrais être ton meilleur ami, après ça. Que je pourrais même être ton chien, après ça. Parce que… Laisse-moi seulement essayer de seller mon cheval, lapin.
…l’idée, alors, c’était de disparaitre…
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Visité enfin cet abri, tu sais, lapin…
De retour chez nous, après des jours et des jours de chevauchée. Des nuits de bivouacs d’étoile en étoile. Enfin chez nous, donc, où l’existence tourne plus ou moins autour d’un troupeau de vaches et de quelques champs de maigres profits. Le lait aussitôt tiré, là-bas tu sais, il te pèse sur l’estomac. Oui. Un peu de lait comme ça, même chez nous, c’est encore trop pur.
Les cloches sonnaient dans le gris bleu des bois de bouleaux quand je suis revenu au village, lapin. J’ai fini la route à pieds. Le cheval n’a pas survécu à ma vocation d’aventurier par tous les temps. J’ai dû l’achever d’une balle. L’amour est pur, lapin. L’amour est aussi pur qu’un peu de lait de là-bas, alors j’ai mis ma main sur les yeux du cheval. Pour pas qu’il ait le temps de voir venir, tu sais. D’avoir peur, lapin. Je ne suis pas assez cruel. Là-bas, ils disent toujours qu’il faudra bien, tôt ou tard, que je me tanne un peu le cœur. Que je me cuirasse le front contre l’écorce des frênes. Que je m’abreuve plus souvent au sang des bêtes…
…où elles viennent se reposer une dernière fois, toutes nos forces mortes…
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Maintenant je regrette mon cheval. Impression que mes envies de voyage ne lui survivront pas…
Maman prépare son vermicelle. Maman. Ses main jurent au bord de l’eau qui bout. Maman. Ses oreilles déformées, à force, par un tas d’adjectifs sauvages. Maman. Cette saloperie de four qui ne ferme pas bien bordel de merde. Maman. Au loin, un gros chien de berger aboie sa surprise après les nuages qui moutonnent. Le jour baisse. Si tu voyais ça comme c’est beau, lapin. Le vermicelle qui verse sur toute la création. Quand il aura fini de faire téter ses veaux. Et manger, non !? Maman qui crie après Papa. Papa, lui, qui fait celui qui n’entend rien. Papa. Une espèce de cow-boy même pas besoin d’avoir un cheval, lui. Ni lasso ni tout ce fourbis de violence et de fétichisme des armes qu’ils ont, d’habitude. Papa qui tombe, dix fois-vingt fois, de la remorque et du toit. Papa même pas mal. Papa.
L’amour est pur, là-bas, tu sais. Un peu sourd aussi et c’est pour ça qu’on a pas sa peau si facilement. Maman. Papa. Deux êtres de non-calcul. J’ai bon moral.
…quand même c’était un bon cheval, je crois…
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Maintenant je regrette mon cheval. Impression que mes envies de voyage ne lui survivront pas…
Maman prépare son vermicelle. Maman. Ses main jurent au bord de l’eau qui boue. Maman. Ses oreilles déformées, à force, par un tas d’adjectifs sauvages. Maman. Cette saloperie de four qui ne ferme pas bien bordel de merde. Maman. Au loin, un gros chien de berger aboie sa surprise après les nuages qui moutonnent. Le jour baisse. Si tu voyais ça comme c’est beau, lapin. Le vermicelle qui verse sur toute la création. Quand il aura fini de faire téter ses veaux. Et manger, non !? Maman qui crie après Papa. Papa, lui, qui fait celui qui n’entend rien. Papa. Une espèce de cow-boy même pas besoin d’avoir un cheval, lui. Ni lasso ni tout ce fourbis de violence et de fétichisme des armes qu’ils ont, d’habitude. Papa qui tombe, dix fois-vingt fois, de la remorque et du toit. Papa même pas mal. Papa.
L’amour est pur, là-bas, tu sais. Un peu sourd aussi et c’est pour ça qu’on a pas sa peau si facilement. Maman. Papa. Deux êtres de non-calcul. J’ai bon moral.
…quand même c’était un bon cheval, je crois…
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Nos sales manies habitaient toujours au fond des vallées…
La pluie détrempe les perspectives, tu sais lapin. Le matin étouffe par-ci par-là sous le mauvais temps. Vues éparses d’une partie un peu trop familière du piémont pyrénéen, ça qu’on pensait pourtant tenir pour certain-intangible-une sorte de vérité révélée et voilà. Le reste, au fond, ne regarde que l’inconnu. L’inconnu d’un feu de broussaille et au moins ça nettoie. L’inconnu de ces oiseaux au nom qui vous échappe toujours pour un pas de plus, ces oiseaux dont les trilles rassurantes continuent, jour après jour, d’alimenter le silence à la source. L’inconnu qui s’estompera bientôt avec le premier bonjour. Et ce bonjour, alors, ça ferait presque un assez beau monument dressé comme ça au milieu des derniers lambeaux de brume, entre la montagne arrogante, jalouse, aux petits soins avec ses dernières neiges et puis ces hautes plaines où quelques souvenirs ronflent encore au pied des souches. Bonjour lapin. Tu me manques mais ça ira.
…peu avant la naissance du tourisme de masse les coqs noirs ont suspendu leur parade nuptiale…
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Si ce matin parvenait à se déployer d’avantage, tu sais lapin, à mieux nous parler du bruit que faisait le vent dans mes cheveux, à l’époque, qui sait si…
Par ici, la solitude c’est comme une poche de boue liquide où, sans que tu t’en rendes compte, au début du moins, tu t’enfonces doucement. Au milieu des mouches. De grosses mouches vertes. Papa.
Il arrive, lapin, que la vie se confine d’elle-même dans des limites plutôt étroites. Au coin d’un feu, par exemple, et là, alors, les souvenirs et l’enfance essaient de vous faire croire que c’est ainsi que se travaille la pâte humaine. Après, bien sûr…
Par ici, c’est simple, dès qu’il pleut, le paysage ouvre son cahier gris. Papa.
Tu sais dans ces fermes, lapin. Tu sais. J’ai failli mourir plus d’une fois. Et pourtant on m’aimait. Maman. Papa. Et pourtant…
Un coup d’eau par la gueule et en avant. Rejoins- moi à l’étable quand tu auras fini de te débarbouiller. Papa.
L’avenir, mais qu’est-ce que tu crois, mon vieux, c’est déjà du passé.
Ce matin repart mais son conducteur n’est plus à bord. Réalisé tout à coup à quel point la mémoire ne communiquait plus avec les lieux où se trament mes souvenirs. C’est bon, lapin, cette fois je rentre…