Revue de poésie contemporaine

Il pleut dans tous les frigos du troisième étage (extraits)

I

 

La mémoire, vous savez, c’est cet ani­mal vorace et avec le vide, ce matin, ils étaient encore à me tour­ner autour, reve­nus dans les parages, là, tous les deux, et c’é­tait, mais oui, comme je pas­sais, exac­te­ment, sous la tour Mont­par­nasse. Et c’é­tait même alors que je me pré­sen­tais, sans trop y croire, face à la des­cente un peu en chasse-patate qui s’a­morce depuis le centre com­mer­cial, vous savez, vers la rue de Rennes par où s’é­chappe, par temps clair, une cer­taine idée de la bour­geoi­sie culti­vée-ouverte sur le monde, telle que Paris et ces quelques arron­dis­se­ments qui sont autant de zones neutres, des zones situées juste avant les brumes des amours anciennes, l’ont conçus, voi­là, il y a fort fort longtemps.

Tu dois avoir huit ans ou plus. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Et huit ans ou plus, n’empêche, c’est tou­jours un âge où il te faut encore vivre au ralen­ti. Et alors il pleut. Vivre, quand tu dois avoir huit ans ou plus, ça fait ce drôle de flic en flac. Et alors il pleut dans tous les fri­gos du troi­sième étage de la tour modèle où tu habites. Cela fait plus d’une semaine, à pré­sent, qu’il s’est mis à pleu­voir dans tous les fri­gos du troi­sième étage de la tour modèle où tu habites. Oui, plus d’une semaine. Mais toi, depuis tout ce temps que tu songes à ta mère par­tie sans un mot, et c’é­tait un matin d’a­vril et c’é­tait avec ce joueur de manille recon­ver­ti sur le pouce en orga­ni­sa­teur de concours de rata­touille géante, oui, hein, qu’est-ce que ça peut bien te foutre, dans le fond, qu’il pleuve dans tous les fri­gos du troi­sième étage de la tour modèle où tu habites et ce depuis une semaine, main­te­nant. Pour­tant, il y a dans le simple fait d’a­voir huit ans ou plus, je ne sais pas, je ne sais plus, quelques rituels, des tra­di­tions, voi­là, en plus d’une poi­gnée de super­sti­tions qu’il vaut mieux res­pec­ter. Et alors, par exemple, visi­ter un de ces fri­gos du troi­sième étage, en fait par­tie. C’est écrit quelque part, avec du sang ou de la merde, dans la cage d’es­ca­lier de la tour modèle où tu habites. Et d’ailleurs tu l’as lu.

Ce soir la lune porte un voile et c’est joli. Oui. Alors ce soir, la lune, c’est comme ça. Et on vou­drait tant savoir. Oui. Ce soir on est assez comme ça. Alors on vou­drait savoir. Voi­là. Parce qu’on peine à dis­tin­guer ce qui se trame là-bas der­rière, alors c’est juste ça. Peut-être-sans doute même, que rien de bien nou­veau ne trouve à se tra­mer, jus­te­ment, là-bas der­rière. Justement.

Les rêves d’en­fant sont comme ces vieux chiens. Ces chiens trop vieux pour chas­ser, plus cette sau­va­ge­rie qui leur ronge le coeur- plus assez de force- celle qui rend les cuisses acides-les reins ten­dus par l’ins­tinct de mort, ces chiens trop vieux pour chas­ser mais qu’on emmène tou­jours res­pi­rer l’o­deur des pistes toutes fraîches et c’est une façon, oui, sans doute, de leur apprendre à finir en dou­ceur, et aus­si, et sur­tout, de leur rendre hom­mage. Les rêves d’en­fant res­semblent, oeil pour oeil, chien pour chien, à ces cabots qui ont gagné le droit de quit­ter les dor­toirs de la meute pour s’as­sou­pir, comme ça, sur leur fin de race, lovés à côté du maître, leurs têtes posées près de la sienne.

Quelques trot­ti­nettes cuvent dans leurs flaques d’eau crou­pie. C’est le soir-presque la nuit noire-presque et c’est à la lueur trem­blante des pho­to­phores qu’on observe les pre­mières pré­sences de la mélan­co­lie fran­çaise et, pour un peu, on a presque peur qu’il revienne voir par ici, l’ogre des sables, peur qu’il revienne voir par ici…Mais lais­sons cela. Quelques trot­ti­nettes gisent donc, çà et là, sur la pelouse lui­sante comme une motte de beurre. Dans moins d’une heure, l’en­fance va mou­rir en silence, étouf­fée dans ses propres régur­gi­ta­tions. Et, pour un peu, on a presque peur qu’il revienne voir, revienne voir par ici, l’ogre des sables…

Croi­sé un tou­riste russe ou un truc comme ça, rue de Rennes. Mécham­ment amo­ché, le type. Il pré­ten­dait être des­cen­du au Vic­to­ria Palace Hôtel et sur­tout être né à Brook­lyn, mais oui tu penses. Moi, j’en avais rien à foutre. Moi, j’en­ta­mais avec le sou­rire une nou­velle col­lec­tion de lettres de refus polies et bien déga­gées der­rière les oreilles. Moi, d’a­bord, je buvais une oran­geade, le genre secouée non agi­tée, le genre qui coûte un bras, le genre pulpe bio à l’ap­pui donc voi­là. Le genre que j’aime me siro­ter, dans mon cos­tume en lin flam­bant neuf de l’an­née der­nière, avec les enfants. La ter­rasse était comme cette fille avec l’ac­cent du bas limou­sin, cette fille de quand je venais juste d’a­voir seize ans sous les tilleuls de la place du vil­lage et qui m’au­rait bien vu en arbitre de touche et tout ça en noc­turne et, bien sûr, devant des tri­bunes vides si pos­sible et même, ah oui tiens, sans l’ha­bi­tuelle tren­taine de brutes épaisses en short en train de mar­te­ler leurs frus­tra­tions des­sus, bref vous avez com­pris le coup, oui, la ter­rasse était comme cette fille, douce et molle. Croi­sé un tou­riste russe ou bien polo­nais ou bien…Et c’é­tait tan­tôt. Et c’é­tait rue de Rennes. Et c’é­tait même dans l’un de ces rêves bour­geois-chic et dan­dy, un de ces rêves que je fais, chaque mer­cre­di, avec les enfants, dans ces quar­tiers per­dus de Paris pour les­quels je me dam­ne­rais bien jus­qu’à la consom­ma­tion des siècles, non mais oui, sans déc.

 

Auteur(s) / Artiste(s)

Benoit Jeantet

« Je n’ai pas toujours été ce que je suis.
Au commencement, alors, je suis né.

Je suis né un 15 novembre et c’était en 1970.

Ensuite, alors, j’ai été un enfant. Un enfant tout d’abord élevé à l’ombre des contreforts pyrénéens. Et puis grandi sur le versant ouest de la butte Montmartre.
La butte Montmartre, bien sûr, c’est à Paris.

C’est aussi à Paris qu’un peu plus tard, juste après une crise d’adolescence « normale », un deug d’Histoire tout bête et une licence de lettres classiques, je suis devenu pigiste pour plusieurs magazines « culturels ».
Ces diverses expériences m’ont permis d’écrire sur les musiques populaires et électrifiées, le roman contemporain et même sur le sport.
Aujourd’hui je ne vis plus à Paris.

Aujourd’hui je me consacre presque exclusivement à l’écriture (Roman, nouvelles et scenarii) avec une préférence pour les fragments.

On peut me lire ou me retrouver ici.

Mes ouvrages
  • Short stories (nouvelles) ; Atlantica-Séguier, 2007.
  • Ne donnez pas à manger aux animaux au risque de modifier leur équilibre alimentaire. (récit) ; Atlantica-Séguier, 2010.
  • Dictionnaire du désir de lire : Cent romans contemporains du monde entier (Avec Richard Escot) ; Honoré Champion, 2011.
Mes participations
  • Revue Brèves. n°79. Spécial Nouvelle-Zélande. (littérature-nouvelle), octobre 2006.
  • Rugby, une passion. Collectif sous la direction de Richard Escot ; Éditions la Martinière, 2010.
Sur le net
  • Hors-Sol (revue numérique) : Fragments (mai 2013)
  • Remue.net (revue numérique) : Je jure de dire la vérité (texte court), tévrier 2014.
  • Le jour dénudé (site) : Quatre textes courts, février 2014.

Et plusieurs publications (revues-projets éditoriaux) à venir.

Revue de poésie contemporaine

Articles récents

Auteurs & artistes

Méta

En savoir plus sur Ce qui reste

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading