Revue de poésie contemporaine

Les ruines ont des harmonies particulières

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On ignore tout à fait depuis com­bien de temps les choses sont ain­si et, si on l’ignore, c’est parce qu’on ne cherche pas à le savoir. Une dizaine d’arches, un ébou­lis broussailleux.

On s’approprie les lieux. C’était un pont et ça ne l’est plus. On a com­blé trois arches : de petites briques régu­lières, des bâches ten­dues de cordes. On vit dedans.

On s’interroge, un jour, et on se dit qu’autrefois c’était un pont de che­min de fer. Bon, on est bien avan­cés de le savoir. On a un char­riot de super­mar­ché dans lequel on a mis toutes ses affaires, et on le pousse pour ren­trer chez soi.

De vieilles pierres. On ne dirait pas qu’on y est spé­cia­le­ment sen­sible. Ce sont des pierres. L’hiver, c’est froid et humide, et on en a assez des cou­ver­tures qui sentent le ren­fer­mé. Mais ce sont des pierres et c’est ras­su­rant de les avoir au-des­sus de soi, et à droite et à gauche, et der­rière. Devant, on a fait une porte.

On aime bien l’herbe sur le des­sus du pont. Ça pique les jambes, c’est gai. On peut dire qu’on a un jar­din à soi, puisque per­sonne n’y vient. C’est son jar­din sus­pen­du. On aime bien, oui.

 

antonincrenn

 

On ignore tout à fait pen­dant com­bien de temps cela va durer. C’est une ruine, tout de même. Après la der­nière arche, les pierres manquent. Ça tombe dans l’herbe. On trouve que c’est beau comme ça, comme si ça devait durer tou­jours. On se dit que les ruines ont des har­mo­nies par­ti­cu­lières avec le jardin.

Il y a un autre pont, der­rière. Alors on com­prend mieux pour­quoi celui-ci ne sert pas. L’autre est bien droit, il marche bien. Le tram­way passe des­sus et les gens l’utilisent pour aller au bureau.

On a mis des arbres pour bor­der la voie du tram­way, ça fait de l’ombre sur le jar­din. En été, c’est bien, c’est doux. Ça rafraî­chit l’après-midi. Le matin, on a l’ombre des immeubles de l’autre côté. Ils poussent vite dans le quar­tier. Il sont tout de verre et on se voit dedans.

C’est un pont de pierre, c’est solide, et en même temps c’est une cabane, on sait que ça va dis­pa­raître. On pren­dra le char­riot avec toutes les affaires et on s’en ira.

On a fait des immeubles tout en verre, en face, et les pierres s’y reflètent. Si on se met à un endroit spé­cial, on peut voir le pont dedans comme s’il se conti­nuait à l’infini. Alors on ne voit plus le bout qui manque, mais juste les arches qui se répètent.

Et on se dit que les ruines ont des har­mo­nies par­ti­cu­lières, oui.

 

Bou­le­vard Mas­sé­na, Paris, juillet 2014.

 

Auteur(s) / Artiste(s)

Antonin Crenn

Antonin Crenn est né en 1988. Il a fait tout ce qu'il fallait pour devenir graphiste, mais il se demande encore si c'est bien cela qu'il veut faire.

Dans la vie, il aime surtout les choses qui restent, comme les livres, les murs de pierre, la forme des villes, certaines personnes. Il y a des photos de ces choses sur son blog : blog.antonincrenn.com.

Il vit à Paris.

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