Revue de poésie contemporaine

Mark Strand

M

(tra­duc­tion inédite de Cécile A. Holdban)

Le nouveau manuel de poésie

pour Greg Orr et Greg Simon

 

Si un homme com­prend un poème,
il aura des ennuis.
Si un homme vit avec des poèmes,
il mour­ra seul.
Si un homme vit avec deux poèmes,
il sera infi­dèle à l’un des deux.
Si un homme conçoit un poème,
il aura un enfant de moins.
Si un homme conçoit deux poèmes,
il aura deux enfants de moins.
Si un homme porte une cou­ronne sur la tête quand il écrit,
il sera démasqué.
Si un homme ne porte pas de cou­ronne sur la tête quand il écrit,
il ne trom­pe­ra que lui.
Si un homme est en colère après un poème,
il sera mépri­sé par les hommes.
Si un homme conti­nue d’être en colère après un poème,
il sera mépri­sé par les femmes.
Si un homme dénonce publi­que­ment la poésie,
ses chaus­sures seront rem­plies d’urine.
Si un homme renonce à la poé­sie pour le pouvoir,
il aura beau­coup de pouvoir.
Si un homme se vante de ses poèmes,
il sera aimé des imbéciles.
Si un homme se vante de ses poèmes et aime les imbéciles,
il n’écrira plus.
Si un homme sol­li­cite l’attention à cause de ses poèmes,
il sera un cré­tin au clair de lune.
Si un homme écrit un poème et loue le poème d’un pair,
il aura une belle maîtresse.
Si un homme écrit un poème et loue trop le poème d’un pair,
il chas­se­ra sa maîtresse.
Si un homme reven­dique le poème d’un autre,
son cœur dou­ble­ra de taille.
Si un homme laisse ses poèmes aller nus,
il aura peur de la mort.
Si un homme a peur de la mort,
il sera sau­vé par ses poèmes.
Si un homme n’a pas peur de la mort,
il pour­ra ou non être sau­vé par ses poèmes.
Si un homme finit un poème,
il se bai­gne­ra dans le réveil vierge de sa passion
et sera embras­sé par la feuille blanche.

Les restes

Je me vide du nom des autres. Je vide mes poches.
Je vide mes chaus­sures et les laisse sur le côté de la route.
La nuit je recule les horloges ;
J’ouvre l’album de famille et regarde des pho­tos de moi enfant.

Quel bien cela fait-il ? Les heures ont fait leur boulot.
Je dis mon propre pré­nom. Je dis au revoir.
Les mots se suivent sous le vent.
J’aime ma femme mais je l’ai fait partir.

Mes parents se relèvent de leurs trônes
dans les chambres lai­teuses des nuages. Com­ment puis-je chanter ?
Le temps me dit ce que je suis. Je change et je suis le même.
Je me vide de ma vie et ma vie reste.

Renoncement

Je renonce à mes yeux qui sont des œufs de verre.
Je renonce à ma langue.
Je renonce à ma bouche qui est le rêve constant de ma langue.
Je renonce à ma gorge qui est la manche de ma langue.
Je renonce à mon cœur qui est une pomme brûlante.
Je renonce à mes pou­mons qui sont des arbres qui n’ont jamais vu la lune.
Je renonce à mon odeur qui est celle d’une pierre voya­geant sous la pluie.
Je renonce à mes mains qui sont dix vœux.
Je renonce à mes bras qui ont quand même vou­lu me quitter.
Je renonce à mes jambes qui ne sont des amantes que la nuit.
Je renonce à mes fesses qui sont les lunes de l’enfance.
Je renonce à mon pénis qui mur­mure des encou­ra­ge­ments à mes cuisses.
Je renonce à mes habits qui sont des murs qui soufflent dans le vent.
et je renonce au fan­tôme qui vit en eux.
Je renonce. Je renonce.
Et tu n’auras rien parce que je recom­mence sans rien.

La nouvelle année

C’est l’hiver et la nou­velle année.
Per­sonne ne te connaît.
Loin des étoiles, de la pluie de lumière,
Tu es cou­ché sous le temps de pierres.
Il n’y a pas de fil pour te ramener.
Tes amis som­nolent dans le noir
de plai­sir et ne peuvent se souvenir.
Per­sonne ne te connaît. Tu n’es le voi­sin de rien.
Tu ne vois pas la pluie qui tombe et l’homme qui s’éloigne,
le vent sale qui souffle ses cendres dans la ville.
Tu ne vois pas le soleil qui traîne la lune comme un écho.
Tu ne vois pas le cœur meur­tri s’élever dans les flammes,
les crânes des inno­cents deve­nir fumée.
Tu ne vois pas les balafres de l’abondance, les yeux sans lumière.
Tout est fini. C’est l’hiver et la nou­velle année.
Les humbles halent leurs peaux jusque dans les cieux.
Les déses­pé­rés souffrent du froid avec ceux qui n’ont rien à cacher.
C’est fini et per­sonne ne te connaît.
Il y a la lumière des étoiles déri­vant sur l’eau noire.
Il y a les pierres dans la mer que per­sonne n’a vues.
Il y a un rivage et des gens qui attendent.
Et rien ne revient.
Parce que c’est fini.
Parce qu’il y a le silence à la place d’un nom.
Parce que c’est l’hiver et la nou­velle année.

L’apparition de la lumière

Cela arrive même sur le tard :
l’apparition de l’amour, l’apparition de la lumière.
On se réveille et les bou­gies sont allu­mées comme d’elles-mêmes,
les étoiles se ras­semblent, les rêves se déversent dans vos oreillers,
en envoyant de chauds bou­quets d’air.
Même sur le tard les os du corps brillent
et la pous­sière de demain brûle dans le souffle.

 

Auteur(s) / Artiste(s)

Mark Strand

Mark Strand est né le 11 avril 1934 à Summerside, dans la province canadienne de l’Île-du-Prince-Edward (sa langue maternelle est le français), de parents juifs américains, son père travaillant pour l’entreprise Pepsi et sa mère étant archéologue et institutrice. Les fonctions de son père lui valent de passer son enfance et sa jeunesse aux États-Unis, à Cuba, en Colombie, au Pérou et au Mexique. Il étudie ensuite la peinture à la Yale School of Art and Literature, puis la poésie italienne du dix-neuvième siècle à Florence, avant d’effectuer un séjour dans le célèbre atelier d’écriture de l’Université de l’Iowa, où il décroche un Master of Arts en 1962. S’il avait l’intention d’être peintre, il se découvre une passion pour la poésie dont il est un grand lecteur ; ses premiers poèmes paraissent dans le New Yorker . Il enseigne un an au Brésil, où il se lie avec Elizabeth Bishop et accumule des documents sur Carlos Drummond de Andrade. De retour aux États-Unis, il poursuit une carrière de professeur itinérant dans plusieurs universités américaines.

Il épouse en 1961 Antonia Ratensky, une psychologue dont il a une fille, Jessica, scénariste ; après avoir divorcé, il épouse en 1976 Julia Rumsey Garretson, dont il a un fils Thomas.
Il est l’auteur d’une quinzaine de recueils de poèmes, son premier recueil ayant paru il y a cinquante ans ; ses poésies complètes ont été réunies en un volume, Almost Invisible, en 2012. Il a également publié une douzaine d’ouvrages en prose, dont des monographies sur les peintres Edward Hopper et William Bailey, ainsi que trois ouvrages pour enfants. Enfin, il a traduit Rafael Alberti, Carlos Drummond de Andrade, Dante et des poèmes quechuas.
À la fin de sa vie, il renoncera à l’écriture poétique, préférant de petites proses, et se consacrera à une autre expression artistique : des collages.
Membre de l’Académie américaine des Arts et Lettres depuis 1981, il a été Poet Laureate auprès de la Bibliothèque du Congrès de 1990 à 1991, et a reçu plusieurs récompenses pour son œuvre, dont le Prix Bollingen en 1993, le Prix Pulitzer en 1999 et le Prix Wallace Stevens en 2004.
Il est mort le 29 novembre 2014 à Brooklyn.
Un seul livre de Mark Strand a paru en français : Presque invisible, édition bilingue, traduction de Fiona Sze-Lorrain, Vif-Éditions, 2012.

  • Sleeping with One Eye Open (1964 – poèmes)
  • Reasons for Moving (1968 – poèmes)
  • Darker (1970 – poèmes)
  • 18 Poems from the Quechua (1971 – traduction)
  • The Story of Our Lives (1973 – poèmes)
  • The Sargentville Notebook, Burning Deck (1973 – poèmes)
  • Rafael Alberti, The Owl’s Insomnia (1973 – traduction)
  • Carlos Drummond de Andrade, Souvenirs of the Ancient World (1976 – traduction)
  • Elegy for My Father (1978 – poèmes)
  • The Monument (1978 – prose)
  • The Late Hour (1978 – poèmes)
  • Selected Poems (1980 – poèmes)
  • The Planet of Lost Thing (1982 – livre pour enfants)
  • The Art of the Real (1983 – critique d’art)
  • The Night Book (1985 – livre pour enfants)
  • Mr. and Mrs. Baby and Other Stories (1985 – histoires brèves)
  • Rembrandt Takes a Walk (1986 – livre pour enfants)
  • William Bailey (1987 – critique d’art)
  • The Continuous Life (1990 – poèmes)
  • New Poems (1990 – poèmes)
  • The Monument (1991 – poèmes)
  • Dark Harbor (1993 – poèmes)
  • Hopper (1994 – critique d’art)
  • Blizzard of One (1998 – poèmes)
  • Chicken, Shadow, Moon & More (1999 – poèmes)
  • 89 Clouds (1999 – poèmes)
  • The Weather of Words: Poetic Invention (2000 – essais critiques)
  • Looking for Poetry: Poems by Carlos Drummond de Andrade and Rafael Alberti, with Songs from the Quechua (2002 – traduction)
  • Man and Camel (2006 – poèmes)
  • New Selected Poems (2007 – poèmes)
  • Almost Invisible (2012 – poèmes)

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