Revue de poésie contemporaine

Trois films en prose

T

 

 Le Navire Night de Marguerite Duras

Sur la bande son, deux voix au télé­phone, l’une fémi­nine, l’autre mas­cu­line, parlent d’é­moi, s’en­lacent de ne connaître que leurs voix, jouissent d’a­voir foi en leur seul ima­gi­naire exal­té par les sons dif­fé­rem­ment sexués. Cela pour­rait durer des années. Cela dure­ra des années.
Sur la bande image, deux mains ano­nymes maquillent tour à tour deux visages de femmes et un visage d’homme, le sub­til allié au soin de l’ap­prêt cos­mé­tique évoque le cuivre de la fête, les lam­pions du bal, l’élec­tri­ci­té de la scène, la flamme du bou­doir — le ren­dez-vous d’a­mour qui ne sau­rait attendre.
Il n’y aura cepen­dant bou­doir, scène ni fête. Insen­si­ble­ment, le phra­sé se sub­sti­tue à la phrase tant les mots sont de musique et non de gorge. L’é­brié­té sen­suelle due à la sépa­ra­tion comble au-delà de la pro­messe du ren­dez-vous. La matière est détruite par la forme. Et la ges­tuelle experte du patri­cien visa­giste s’ap­pa­rente à l’art mor­tuaire du thanatopracteur.

 

navirenight

 

Blackmail (Chantage — 1929)
d’Alfred Hitchcock

 

- 1.

 

His­toire que raconte un plan (qui ne raconte pas expli­ci­te­ment l’his­toire du film — qui en est plu­tôt l’inconscient) :
Des hommes, qui s’a­vèrent être des poli­ciers, sont ados­sés à une cloi­son de part et d’autre d’une porte close.
Der­rière la porte, allon­gé sur un lit, un homme feuillette un journal.
Celui-ci, ouvert, le masque entiè­re­ment, à l’ex­cep­tion de sa main droite qui tient une de ses feuilles à hau­teur de l’angle droit.
Du même côté, une table de nuit où est posé un révol­ver — révol­ver que semble pro­lon­ger à la ver­ti­cale sur le mur l’ombre por­tée de la feuille et de la main. La lumière vient de la gauche, sans doute d’une fenêtre invisible.
Pres­sen­tant le dan­ger sans vou­loir le mon­trer, l’homme fait len­te­ment glis­ser sa main le long de l’a­rête de la feuille — l’ombre de la main entame le même mou­ve­ment le long de l’ombre de l’arête.
Lorsque la main réelle est à por­tée de l’arme, tout se passe comme si son ombre s’en saisissait.
C’est à ce moment-là que la cap­ture inter­vient, qu’on menotte la main vive et que sa veuve noire, en esprit, tire tant qu’elle peut dans le dos des cognes.

 

- 2.

 

Élé­gance et sub­ti­li­té du décou­page et du mon­tage de Bla­ck­mail de Alfred Hit­ch­cock — mais sur­tout intel­li­gence de leur perversité.
Le décou­page suit une ligne claire qu’in­carne le récit ou l’his­toire poli­cière du film. Le mon­tage arti­cule la ligne bri­sée des plans qui cha­cun raconte sa propre his­toire. L’une et l’autre lignes se dis­tinguent en se tissant.
La seconde se pré­sente comme l’in­cons­cient de la pre­mière. Incons­cient dont l’es­sen­tiel n’est pas moral, dans un chan­ge­ment à vue des notions de Bien et de Mal, la farce des valeurs échan­geant impu­né­ment le car­na­va­lesque de leurs cos­tumes — bien que cette dimen­sion y soit aus­si — mais dans les ques­tions très contem­po­raines de savoir com­ment faire pour qu’une ombre aille plus vite que l’ob­jet qui la pro­jette ? com­ment un geste peut-il anti­ci­per sa déci­sion consciente au point de pro­non­cer leur divorce ? com­ment un ou plu­sieurs per­son­nages peuvent-ils être et vivants et morts dans le même plan ? com­ment gifler un enfant afin que l’a­dulte qu’il sera ne res­semble pas à ses sin­ge­ries de petit homme (affaire émi­nem­ment hit­ch­co­ckienne dans la scène du métro) — oui, comment ?

 

pasolini

 

Pasolini
d’Abel Ferrara

 

Quelle étoile sui­vez-vous, Pier Pao­lo Paso­li­ni ? La même et tou­jours chan­geante. Un jour loin­tain, elle prit nom de ragaz­zi et se tint à l’a­plomb des bor­gate, jus­qu’à ce que le « capi­ta­lisme social » fit en sorte et sem­blant de n’ou­blier per­sonne dans la dis­tri­bu­tion de ses divi­dendes. Une autre jour, elle s’ap­pe­la sexe et trois de ses huit rayons enflam­mèrent Bag­dad, Flo­rence et Can­ter­bu­ry — avant que l’a­ve­nir vrai ne s’ouvre à la reli­gion consu­mé­riste de la chair, fas­ciste en ce qu’elle n’ad­met contra­dic­tion ni dehors. Trompe-l’œil qui n’a­buse que moi, tan­tôt son éclat s’a­ligne sur le mai des cloches de la jeu­nesse, tan­tôt sur le visage de sucre pétri d’une mère — quand ce n’est la poé­sie, le ciné­ma ou les linéa­ments mêlés de mes amants. Je crois pour­tant que même au cœur incan­des­cent je n’ai jamais rien igno­ré de sa teneur en fias­co. Je sais. J’ai tou­jours su. Ce soir, l’é­toile est à la ver­ti­cale de ma cal­vi­tie nais­sante. Elle éclaire une poi­gnée de sable qu’au­cun cou­chant n’a tein­tée du rose de l’O­res­tie. Un va me jouir. Puis tout va finir. Et conti­nuer par d’autres pires. C’est l’ange de l’histoire.

 

Auteur(s) / Artiste(s)

Jacques Sicard

Naissance sur les bords de la Méditerranée ; résidence actuelle non loin de là sur une presqu’île de plein vent. Publication dans diverses revues papier ou numériques, de cinéma ou de littérature/poésie : La Barque, Hippocampe, Verso, Rehauts, The Black Herald, Place de la Sorbonne, Népenthès, Diérèse, Mercure liquide, Résonance générale, Concerto pour marées et silence, Midi, Littérales, Gong, Thauma, Le Zaporogue, Dissonances, Beau monstre, Remue.net, Incertain regard, Ardemment résidence auteur, Cinématique, Temporel, Paysages écrits, Sans titres, Le Nouveau recueil, etc. ; Les Cahiers du Cinéma, La lettre du Cinéma, Stardust Memories. En 2008, édition d’un recueil chez Publie.net : Cinéma parlé ; en 2013, aux Éditions de La Barque, Films en prose ; en 2013, Manière Noire, livre d’art en collaboration avec le peintre/graveur Jean-Pierre Maltese ; en 2014, aux Éditions Peigneurs de comètes, Nature morte au Cinéma ; en 2014, Sources, livre d’art conçu avec la peintre/graveuse Jocelyne Jaquelin. Abécédaire (aux Éditions de La Barque), recueil de 26 articles en hommage à l’Abécédaire de Gilles Deleuze réalisé par Pierre-André Boutang en 1988.

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