Revue de poésie contemporaine

Passager (et autres poèmes)

P

Passager

Il est assis au bord du lit.
Il ne peut pas se lever. Il se tient le flanc droit.
La fenêtre est entrou­verte, le fleuve méca­nique et ses fauves régu­liers de l’autre côté.
Sa propre res­pi­ra­tion s’est éta­blie sur la mon­tagne de la res­pi­ra­tion de la ville. Il fait sans doute chaud, et humide. La peau traite direc­te­ment avec cette nuit.
Le poi­son de chaque minute gonfle un sac increvable.
Un matin où le lait gout­tait lour­de­ment de toute part, quelqu’un n’ayant rien d’un pré­di­ca­teur lui avait dit qu’ils vivaient sur un golem affran­chi. Il ne com­prit pas.

Plus tard, dans la rue, il marche dif­fi­ci­le­ment et se tient tou­jours le point où tous les yeux du corps ont conver­gé. La dou­leur est comme un sif­fle­ment pressuré.
Pour­tant cette chair, pré­ci­sé­ment, la ville le sait, aucune lame ne la connaît. Lui y pense comme à un châ­teau fortifié.

Inté­rieur nuit. Les rideaux sont tirés sur le monstre.
Il est de nou­veau assis. De ses côtes, il y a comme un départ d’oiseaux. Il finit par sou­le­ver son habit.
Un buis­son est là.
Un buis­son a pous­sé là, pour­sui­vant les os et le sang et la chair. Agi­té dou­ce­ment d’une brise per­son­nelle, il a cette danse conte­nue des algues dans le ventre muet de la mer.
Depuis com­bien de temps le porte-t-il ainsi ?
Il croit recon­naître le cli­que­tis du chien d’un revol­ver dans l’horloge face à lui.
Il pense que son pas­sa­ger décou­vert menace comme l’averse.
Il ne sait que faire. Et la fenêtre de la chambre va s’opacifiant.

Atelier

Quand un arbre tombe, il ren­verse ta nuit et tu crains que ses frères ne le suivent et tu ne peux pas replon­ger dans le ventre antique du sommeil.

Ici j’ai vu des corps bri­sés par la nuit, ava­lés par elle, ren­dus dia­phanes. Ils n’avaient pas com­pris qu’au bout des pieds s’ensuivent des racines, pleines de sel et de cris.

Au matin j’observe de ma fenêtre les petits immeubles de fau­bourg qui font face. Leurs veines sont noires, ils pleurent. Ça y est, la grande res­tau­ra­tion du sens magique est com­men­cée. Il est temps que l’homme puisse voir le pro­lon­ge­ment de ses jambes sous la terre.
Aujourd’hui nous allons libé­rer cette autre ville assié­gée qu’est le ciel d’ici. Faire taire les siècles entiers d’ailes toi­lées et de tubes à essai. Je pour­rai dan­ser sur les petits mon­ti­cules où dorment ces folies, dan­ser sur la terre nubile et bien­tôt deman­der l’as­sis­tance de la pluie.
J’irai en recon­nais­sance là où les arbres s’annoncent, m’inspirer des for­te­resses d’enfants, y cher­cher les marques de celles qu’ils font de tête et de nuit, infi­ni­ment plus grandes.
J’étudierai. Après l’o­reille à l’é­corce, après la cou­ture des mousses, nous aurons la liber­té d’inventer. Entre­cho­quer des osse­ments et don­ner un nom, un sens à cela. Faire des signes et des sym­boles. Et lire dans les fumées vacantes.
J’ai déjà déci­dé de lever trois colonnes ryth­mées, sur­mon­tées de la tête des ani­maux tutélaires.
J’ai beau­coup tra­vaillé l’argile. Les sta­tuettes sont cuites sous une langue incon­nue. Puis cou­vertes de mor­ceaux d’étoffe, car elles sont faites de veillées et de chants qui brûlent nos doigts.

Avec le temps et de par­tout vien­dront sans musique des êtres de bois, de plumes, des hommes dou­blés d’animaux com­muns, les che­veux peu­plés. Ils vont pro­duire des acci­dents de fumée. Un cha­mane peut s’inventer ain­si et sans sourire.
Nous n’allons tuer personne.

Sans titre

Un corps est sur la table, vidé de lumière.
J’ai peine à le recon­naître. C’est le pas­seur qui négo­ciait mes aubes.
La nuit a pris ce corps mais ne l’a pas cou­vert. Je pour­rais mode­ler son argile.
Il y a comme un cierge au des­sus du visage, à l’endroit du souffle. Je vois des djinns dans le bleu de la flamme.
Le cré­pus­cule était une fièvre verte, la veillée d’un enfant malade, le front comme un galet de cire.
Il ne m’aidera plus.
Il y a dans le chant de la terre des bris de verres qui dérivent. Per­sonne n’est plus là pour me cou­vrir les yeux. Per­sonne pour défendre le pain de mes nuits.
Les cla­meurs et les plaintes que je dois ral­lier montent d’un seul puits. Le silence c’est la nuit, elle vous prend comme une infi­ni­té de plantes s’accrocheraient à votre corps. Je dois fuir et pas­ser ce haut mur.

J’atteins le jour. Et même là des lames sont spé­cia­le­ment dis­po­sées dans l’air.

Vrai sommeil

Les arbres ont fait des­cendre leurs yeux dans les racines.
J’étouffe
les rues se res­serrent comme dans un sac. Nœud cou­lant. J’ai vu qu’on livre les sou­pirs de la terre aux brû­leurs. L’air se dénude et je peux voir ses cica­trices de mille ans.

Un jour, à genou, j’ai plon­gé mes mains dans la terre. Je les ai reti­rées bien vite, tant d’enfants y dor­maient, tant de verre bri­sé. J’ai su qu’il fal­lait tout ralen­tir. Res­pi­rer plus grand. Effleu­rer autant que pos­sible, à com­men­cer par la mère com­mune. Je veux pou­voir par­tir sans que l’on ait besoin de me coudre la bouche. Que la terre m’accueille comme un ambas­sa­deur valable. Son silence est celui d’un puits, pas d’un caveau.
J’essayais plu­sieurs fois de m’allonger par­mi les pierres, de m’endormir dans la flaque d’un che­min de ferme, gla­cée, rat­tra­pée par l’ombre. Je n’étais pas prêt. La faim le froid m’ont trou­vé bien avant le silence.
Je per­siste. Dès que j’aperçois une per­sonne endor­mie, je cours vers elle, sou­lève ses pau­pières et cherche à me glis­ser dessous.
Si l’occasion se pré­sente, je plon­ge­rai dans un caillou inha­bi­té, comme dans un lac, de ces cailloux qui com­posent une ville de leurs sem­blables. Œil unique, je remon­te­rai par­fois res­pi­rer à la sur­face polie de soleil.
Je veux me secouer de ces ruines qui me tiennent éveillé.

L’époque

Je fais l’expérience d’un appartement.
La nuit seule.
L’appartement est vide, immense. Tout est bleu noir, les murs sont des murailles blanches faites pour les ombres. Ils filtrent le pétrole de ces heures-là.
C’est un appar­te­ment somp­tueux, les meubles lais­sés là sont effleu­rés. C’est une cache.

Ceux qui se tiennent ici sont comme nus. Je suis avec eux, le front bar­ré de plu­sieurs nuits de palabres la langue sous d’épaisses couvertures.
Ils sont en fuite, je suis avec eux. J’ai pris ma place par­mi les accrou­pis, un cos­tume en coupe de cendres et d’aube, comme les autres. Ils ne m’ont rien demandé.

Aucun n’appuie son dos au mur car les parois s’arquent et s’élancent. Le pla­fond est de plus en plus loin. C’est la der­nière défense de l’appartement.
Nous fai­sons face aux fenêtres hautes, nous fai­sons face à l’époque. Le vent sou­lève les rideaux en vagues régu­lières. Je crois que les murs ont fini par prendre les visages. Le vent leur tra­duit la nuit. Elle est pleine de vigies, les auto­mo­biles passent comme les fauves passent, les phares apposent régu­liè­re­ment leur pas­tel cru sur les façades.
Ain­si leur monde est proche et je cherche un refuge.

Je fais l’expérience de cet appar­te­ment. Il est comme ensa­blé, la nuit perd de vitesse en pas­sant les fenêtres.
Ils scrutent l’ombre. Ils connaissent l’i­dée de fron­tière, pour eux ce n’est pas un ruban à l’envers du crâne.
Je ne crois pas en cette nuit-là. Je sais qu’elle ne cou­vri­ra pas l’écho de nos souffles. Je sais qu’elle veut que l’on soit pris.

Auteur(s) / Artiste(s)

Gabriel Henry

Il est né en 1986. Il vit et travaille à Paris. Il a publié principalement dans des revues en ligne et des pages web (Nerval, Paysages Écrits, Le Capital des Mots, florilège annuel des éditions Soc&Foc, Neiges, Landes…), mais aussi dans quelques revues papier (Scribulations, Libelle, Comme en poésie…). Il a également eu l'occasion de lire ses textes en public aux Salaisons (Romainville), lors de la Nuit Blanche 2014.
Son blog d’écriture : lorageaupoing.blogspot.com.

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