Revue de poésie contemporaine

Octave Auguste

O

« Il man­geait très peu, aimait sur­tout les éper­lans et les petites sar­dines, le fro­mage de bre­bis et les figues nou­velles. L’heure lui était sans impor­tance: il se nour­ris­sait lorsque son corps le lui com­man­dait. Aus­si il man­geait sou­vent seul. Il buvait rare­ment, et pré­fé­rait à tout autre le vin de Rétie. »

 

Octave Auguste de Chris­tian Garcin

Il naquit peu après la conju­ra­tion de Cati­li­na, le neuf des calendes d’oc­tobre. Avant de le mettre au monde, sa mère rêva que ses entrailles étaient tour­nées en direc­tion des astres et emplis­saient la tota­li­té de la terre et des cieux. On vit là un signe annon­cia­teur d’un des­tin exemplaire.

Sa vie fut ensuite mar­quée par toutes sortes de pro­diges : il n’a­vait pas deux ans lors­qu’a­ga­cé par le coas­se­ment inces­sant des gre­nouilles dans la pro­prié­té de son grand-père, il leur inti­ma l’ordre de se taire. Nul ne savait qu’il avait déjà appris à par­ler. À comp­ter de ce jour on ne les enten­dit plus.
L’an­née de ses neuf ans un aigle lui arra­cha des mains le mor­ceau de pain qu’il s’ap­prê­tait à man­ger, s’en­vo­la der­rière les col­lines les plus loin­taines, et revint doci­le­ment le lui rapporter.
Plus tard, pen­dant un sacri­fice, les foies de toutes les vic­times s’ou­vrirent sous ses yeux, exhi­bant ain­si la moindre de leurs fibres. Les arus­pices convinrent qu’il s’a­gis­sait là d’un pré­sage de grande et heu­reuse destinée.

Il redou­tait le froid autant que la cha­leur. L’hi­ver il por­tait quatre tuniques sous une toge épaisse et s’en­tou­rait les jambes de ban­de­lettes. L’é­té il fal­lait lui ins­tal­ler des jets d’eau sous les péri­styles, et qu’un esclave l’é­ven­tât à toute heure. Il por­tait un cha­peau à larges bords afin que le soleil ne vînt pas heur­ter son crâne, même en plein hiver.
Il détes­tait se lever tôt, mais ne pou­vait jamais demeu­rer allon­gé plus de sept heures consé­cu­tives. Aus­si il veillait tard le soir, s’oc­cu­pant des affaires urgentes, lisant ou écri­vant jus­qu’au cœur de la nuit. Il dor­mait d’un som­meil géné­ra­le­ment pai­sible, et croyait aux pré­sages et au pou­voir des rêves. C’est d’ailleurs à la suite d’un songe qui l’a­vait éveillé vers l’aube qu’il déci­da un jour de deman­der l’au­mône au peuple, tous les ans à date fixe. On le voyait alors sous bonne escorte tendre la main aux pas­sants qui lui don­naient quelques as, en évi­tant tou­te­fois de trop le dévisager.

Il usait d’ex­pres­sions assez plai­santes, qui dérou­taient sou­vent. Pour dire la vitesse avec laquelle une action avait été accom­plie il disait : En moins de temps qu’il n’en faut pour cuire les asperges. Pour dire qu’il fal­lait sup­por­ter le pré­sent il disait : Conten­tons-nous du Caton de ce jour.
Il écri­vait par­fois, com­po­sa plu­sieurs ouvrages de prose et deux recueils de poé­sies qu’il lisait à ses amis. Il s’es­saya aus­si à une tra­gé­die, mais en fut insa­tis­fait, et il la détrui­sit. Il mépri­sait les pré­cieux autant que les archaï­sants. Pour lui, il s’ef­for­çait d’ex­pri­mer clai­re­ment sa pen­sée, sans fards ni for­mules à effets.

Il se tenait éloi­gné de la pompe et de l’af­fè­te­rie. Aimait jouer aux billes, aux dés, aux noix avec les enfants. Il était avec eux atten­tif et patient. On lui en cher­chait sou­vent, de pré­fé­rence des Maures et des Syriens. Il détes­tait les nains et les enfants dif­formes, les hommes contre­faits, les ani­maux mons­trueux et les arbres tordus.

Il man­geait très peu, aimait sur­tout les éper­lans et les petites sar­dines, le fro­mage de bre­bis et les figues nou­velles. L’heure lui était sans impor­tance: il se nour­ris­sait lorsque son corps le lui com­man­dait. Aus­si il man­geait sou­vent seul. Il buvait rare­ment, et pré­fé­rait à tout autre le vin de Rétie.

À vingt-cinq ans il épou­sa Livie, qu’il avait enle­vée à son mari, dont elle était enceinte. Son amour pour elle demeu­ra tou­jours pro­fond, et exemplaire.
Cha­cun savait aus­si les frasques de sa jeu­nesse. On le trai­tait de giton, d’ef­fé­mi­né. On disait qu’il s’é­tait don­né vierge à César, et ven­du par la suite à des dizaines d’autres. Qu’il avait le sou­ci de conser­ver tou­jours la peau douce, et qu’à cet effet il se brû­lait le poil des jambes avec de l’é­corce de noix brû­lée. Mais on disait aus­si que les mul­tiples adul­tères qu’il avait com­mis ensuite l’a­vaient été moins par vice ou par pas­sion que par cal­cul ou roue­rie. Que l’ob­jet du plai­sir lui impor­tait peu pour­vu qu’il fût pris, de pré­fé­rence avec une femme mariée ou une vierge nubile sus­cep­tibles de l’en­tre­te­nir de secrets inédits sur ses adversaires.

 

Il était sans sou­ci de son aspect, se fai­sait coif­fer à la hâte par plu­sieurs bar­biers tan­dis qu’il écri­vait ou lisait. Ses yeux étaient vifs et brillants, et il aimait jouer de leur puis­sance inti­mi­dante. Lors­qu’il fixait quel­qu’un, il enten­dait tou­jours que l’autre bais­sât les yeux le pre­mier. « Comme face au soleil », disait-il. Ses dents étaient ternes et rares, sa taille petite quoique bien pro­por­tion­née. Son corps était par­se­mé de taches et cou­vert de dartres qui lui cau­saient de vives démangeaisons.
Il avait la hanche et la cuisse gauche un peu faibles, ce qui lui cau­sait par­fois une légère boi­te­rie. Sou­vent, l’hi­ver, son index droit s’en­gour­dis­sait, et il lui fal­lait alors l’en­ve­lop­per d’un petit cercle de corne s’il vou­lait écrire.
Il uri­nait fré­quem­ment de petits cailloux qui le fai­saient gémir. Du sang, aus­si, ce qui l’ef­frayait un peu.

Il crai­gnait fort l’o­rage et le bruit du ton­nerre. La nuit il s’é­veillait en folie et hur­lait lorsque la foudre frappait.

Il fut le maître du monde. Sa vie fut une suite d’in­trigues, de com­bats, de tra­hi­sons, de meurtres, de joies et de ter­reurs. Le jour de sa mort il deman­da un miroir, fit arran­ger ses che­veux et rele­ver ses joues tom­bantes. C’é­tait au cœur de l’é­té, il allait avoir soixante-dix-sept ans. Il dit à ses amis: Ai-je assez bien joué cette farce qu’on appelle la vie? Puis il les fit sor­tir. Au moment de mou­rir il fut sai­si d’ef­froi et cria qu’il y avait qua­rante jeunes gens qui vou­laient l’enlever.

Auteur(s) / Artiste(s)

Christian Garcin

est l’auteur de romans (derniers titres parus : Les vies multiples de Jeremiah Reynolds, Stock 2016, et Selon Vincent, Actes sud / Babel 2017), mais aussi de nouvelles, de poèmes, d’essais sur la peinture et la littérature, de carnets de voyages et d’un livre de photos (Le minimum visible, aux éditions Le bec en l’air). Il est aussi traducteur de l’espagnol (J.-L. Borges & Luisa- Mercedes Levinson, La soeur d’Éloïse, Verdier 2007) et de l’américain : Robert Bly, ici présenté, (Parler dans l’oreille d’un âne), mais aussi David Kirby (Le Haha, Actes sud janvier 2018), Charles Bukowski, Campbell McGrath ou encore Edgar Allan Poe (Nouvelles complètes, en collaboration avec Thierry Gillyboeuf, tome 1 à paraître aux éditions Phébus en janvier 2018).

Revue de poésie contemporaine

Articles récents

Auteurs & artistes

Méta

En savoir plus sur Ce qui reste

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading