Revue de poésie contemporaine

Westerns miniatures

W

« Main­te­nant je regrette mon che­val. Impres­sion que mes envies de voyage ne lui sur­vi­vront pas… »
Benoît Jeantet

- 1 -

Tout petit, déjà…

Je suis, encore un peu, cet enfant des hautes plaines, éle­vé aux wes­terns fami­liaux, gran­di pour moi­tié à la ferme. Il est temps, je pense, d’al­ler flâ­ner une der­nière fois le long des clô­tures éter­nelles de l’en­fance. Il est temps de repar­tir affron­ter ma nuit. L’enfance. Ses secrets. Ses petites joies à la sau­vette. Ses pistes. Ses sen­tiers tor­dus. Ses venelles où flottent ces odeurs fortes, ces fumées abon­dantes. Si j’arrivais à sel­ler mon che­val, je sais plus trop com­ment on fait mais si j’arrivais à mettre assez d’intention dans cha­cun de mes gestes alors- oui si seule­ment j’arrivais à sel­ler mon che­val, alors, lapin, peut-être bien que tu pour­rais me lais­ser y retour­ner. Parce que je te pro­mets d’en reve­nir sain et sauf. Parce que je te pro­mets d’éviter les balles. Parce que je t’aime, lapin. Que je pour­rais être ton meilleur ami, après ça. Que je pour­rais même être ton chien, après ça. Parce que… Laisse-moi seule­ment essayer de sel­ler mon che­val, lapin.

…l’idée, alors, c’était de disparaitre…

- 2 -

Visi­té enfin cet abri, tu sais, lapin…

De retour chez nous, après des jours et des jours de che­vau­chée. Des nuits de bivouacs d’étoile en étoile. Enfin chez nous, donc, où l’existence tourne plus ou moins autour d’un trou­peau de vaches et de quelques champs de maigres pro­fits. Le lait aus­si­tôt tiré, là-bas tu sais, il te pèse sur l’estomac. Oui. Un peu de lait comme ça, même chez nous, c’est encore trop pur.

Les cloches son­naient dans le gris bleu des bois de bou­leaux quand je suis reve­nu au vil­lage, lapin. J’ai fini la route à pieds. Le che­val n’a pas sur­vé­cu à ma voca­tion d’aventurier par tous les temps. J’ai dû l’achever d’une balle. L’a­mour est pur, lapin. L’a­mour est aus­si pur qu’un peu de lait de là-bas, alors j’ai mis ma main sur les yeux du che­val. Pour pas qu’il ait le temps de voir venir, tu sais. D’avoir peur, lapin. Je ne suis pas assez cruel. Là-bas, ils disent tou­jours qu’il fau­dra bien, tôt ou tard, que je me tanne un peu le cœur. Que je me cui­rasse le front contre l’écorce des frênes. Que je m’abreuve plus sou­vent au sang des bêtes…

…où elles viennent se repo­ser une der­nière fois, toutes nos forces mortes…

- 3 -

Main­te­nant je regrette mon che­val. Impres­sion que mes envies de voyage ne lui sur­vi­vront pas…

Maman pré­pare son ver­mi­celle. Maman. Ses main jurent au bord de l’eau qui bout. Maman. Ses oreilles défor­mées, à force, par un tas d’adjectifs sau­vages. Maman. Cette salo­pe­rie de four qui ne ferme pas bien bor­del de merde. Maman. Au loin, un gros chien de ber­ger aboie sa sur­prise après les nuages qui mou­tonnent. Le jour baisse. Si tu voyais ça comme c’est beau, lapin. Le ver­mi­celle qui verse sur toute la créa­tion. Quand il aura fini de faire téter ses veaux. Et man­ger, non !? Maman qui crie après Papa. Papa, lui, qui fait celui qui n’entend rien. Papa. Une espèce de cow-boy même pas besoin d’avoir un che­val, lui. Ni las­so ni tout ce four­bis de vio­lence et de féti­chisme des armes qu’ils ont, d’habitude. Papa qui tombe, dix fois-vingt fois, de la remorque et du toit. Papa même pas mal. Papa.

L’amour est pur, là-bas, tu sais. Un peu sourd aus­si et c’est pour ça qu’on a pas sa peau si faci­le­ment. Maman. Papa. Deux êtres de non-cal­cul. J’ai bon moral.

…quand même c’était un bon che­val, je crois…

- 4 -

Main­te­nant je regrette mon che­val. Impres­sion que mes envies de voyage ne lui sur­vi­vront pas…

Maman pré­pare son ver­mi­celle. Maman. Ses main jurent au bord de l’eau qui boue. Maman. Ses oreilles défor­mées, à force, par un tas d’adjectifs sau­vages. Maman. Cette salo­pe­rie de four qui ne ferme pas bien bor­del de merde. Maman. Au loin, un gros chien de ber­ger aboie sa sur­prise après les nuages qui mou­tonnent. Le jour baisse. Si tu voyais ça comme c’est beau, lapin. Le ver­mi­celle qui verse sur toute la créa­tion. Quand il aura fini de faire téter ses veaux. Et man­ger, non !? Maman qui crie après Papa. Papa, lui, qui fait celui qui n’entend rien. Papa. Une espèce de cow-boy même pas besoin d’avoir un che­val, lui. Ni las­so ni tout ce four­bis de vio­lence et de féti­chisme des armes qu’ils ont, d’habitude. Papa qui tombe, dix fois-vingt fois, de la remorque et du toit. Papa même pas mal. Papa.

L’amour est pur, là-bas, tu sais. Un peu sourd aus­si et c’est pour ça qu’on a pas sa peau si faci­le­ment. Maman. Papa. Deux êtres de non-cal­cul. J’ai bon moral.

…quand même c’était un bon che­val, je crois…

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Nos sales manies habi­taient tou­jours au fond des vallées…

La pluie détrempe les pers­pec­tives, tu sais lapin. Le matin étouffe par-ci par-là sous le mau­vais temps. Vues éparses d’une par­tie un peu trop fami­lière du pié­mont pyré­néen, ça qu’on pen­sait pour­tant tenir pour cer­tain-intan­gible-une sorte de véri­té révé­lée et voi­là. Le reste, au fond, ne regarde que l’in­con­nu. L’in­con­nu d’un feu de brous­saille et au moins ça net­toie. L’in­con­nu de ces oiseaux au nom qui vous échappe tou­jours pour un pas de plus, ces oiseaux dont les trilles ras­su­rantes conti­nuent, jour après jour, d’a­li­men­ter le silence à la source. L’in­con­nu qui s’es­tom­pe­ra bien­tôt avec le pre­mier bon­jour. Et ce bon­jour, alors, ça ferait presque un assez beau monu­ment dres­sé comme ça au milieu des der­niers lam­beaux de brume, entre la mon­tagne arro­gante, jalouse, aux petits soins avec ses der­nières neiges et puis ces hautes plaines où quelques sou­ve­nirs ronflent encore au pied des souches. Bon­jour lapin. Tu me manques mais ça ira.

…peu avant la nais­sance du tou­risme de masse les coqs noirs ont sus­pen­du leur parade nuptiale…

- 6 -

Si ce matin par­ve­nait à se déployer d’a­van­tage, tu sais lapin, à mieux nous par­ler du bruit que fai­sait le vent dans mes che­veux, à l’é­poque, qui sait si…

Par ici, la soli­tude c’est comme une poche de boue liquide où, sans que tu t’en rendes compte, au début du moins, tu t’enfonces dou­ce­ment. Au milieu des mouches. De grosses mouches vertes. Papa.

Il arrive, lapin, que la vie se confine d’elle-même dans des limites plu­tôt étroites. Au coin d’un feu, par exemple, et là, alors, les sou­ve­nirs et l’en­fance essaient de vous faire croire que c’est ain­si que se tra­vaille la pâte humaine. Après, bien sûr…

Par ici, c’est simple, dès qu’il pleut, le pay­sage ouvre son cahier gris. Papa.

Tu sais dans ces fermes, lapin. Tu sais. J’ai failli mou­rir plus d’une fois. Et pour­tant on m’aimait. Maman. Papa. Et pourtant…

Un coup d’eau par la gueule et en avant. Rejoins- moi à l’étable quand tu auras fini de te débar­bouiller. Papa.

L’a­ve­nir, mais qu’est-ce que tu crois, mon vieux, c’est déjà du passé.

Ce matin repart mais son conduc­teur n’est plus à bord. Réa­li­sé tout à coup à quel point la mémoire ne com­mu­ni­quait plus avec les lieux où se trament mes sou­ve­nirs. C’est bon, lapin, cette fois je rentre…

 

Auteur(s) / Artiste(s)

Benoit Jeantet

« Je n’ai pas toujours été ce que je suis.
Au commencement, alors, je suis né.

Je suis né un 15 novembre et c’était en 1970.

Ensuite, alors, j’ai été un enfant. Un enfant tout d’abord élevé à l’ombre des contreforts pyrénéens. Et puis grandi sur le versant ouest de la butte Montmartre.
La butte Montmartre, bien sûr, c’est à Paris.

C’est aussi à Paris qu’un peu plus tard, juste après une crise d’adolescence « normale », un deug d’Histoire tout bête et une licence de lettres classiques, je suis devenu pigiste pour plusieurs magazines « culturels ».
Ces diverses expériences m’ont permis d’écrire sur les musiques populaires et électrifiées, le roman contemporain et même sur le sport.
Aujourd’hui je ne vis plus à Paris.

Aujourd’hui je me consacre presque exclusivement à l’écriture (Roman, nouvelles et scenarii) avec une préférence pour les fragments.

On peut me lire ou me retrouver ici.

Mes ouvrages
  • Short stories (nouvelles) ; Atlantica-Séguier, 2007.
  • Ne donnez pas à manger aux animaux au risque de modifier leur équilibre alimentaire. (récit) ; Atlantica-Séguier, 2010.
  • Dictionnaire du désir de lire : Cent romans contemporains du monde entier (Avec Richard Escot) ; Honoré Champion, 2011.
Mes participations
  • Revue Brèves. n°79. Spécial Nouvelle-Zélande. (littérature-nouvelle), octobre 2006.
  • Rugby, une passion. Collectif sous la direction de Richard Escot ; Éditions la Martinière, 2010.
Sur le net
  • Hors-Sol (revue numérique) : Fragments (mai 2013)
  • Remue.net (revue numérique) : Je jure de dire la vérité (texte court), tévrier 2014.
  • Le jour dénudé (site) : Quatre textes courts, février 2014.

Et plusieurs publications (revues-projets éditoriaux) à venir.

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